mardi, 23 septembre 2014 00:00

Les vagues

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virginia  woolf  les vaguesLe soleil s'était enfin couché. Le ciel et la mer se confondaient. Les vagues déferlantes étalaient sur la rive leurs larges éventails, faisaient pénétrer de blanches ombres dans les profondeurs sonores des cavernes, puis reculaient en chantant sur le gravier.


L'arbre secouait ses branches , et des feuilles éparses tombaient à terre. Elles se posaient avec une précision parfaite à l'endroit exact où elles attendraient la pourriture. Le vase brisé qui tout à l'heure avait contenu la rouge lumière ne versait plus dans le jardin que des rayons noirs et gris. D'épaisses ténèbres rendaient plus obscur encore le vert sous-sol des plantes. La grive se taisait et un mouvement de succion ramenait le ver à l'intérieur de son gîte étroit. De temps à autre, un fétu de paille blanchi , arraché à un nid abandonné, tombait dans l'herbe sombre où pourrissaient des pommes. La lumière ne dorait plus la cahute du jardinier , et la toile d'araignée , vide de mouches, pendait à un clou . Toutes les couleurs s'étaient mélangées dans la chambre. Les coups de brosse de l'artiste devenaient maladroits et lourds ; les bahuts et les chaises mêlaient leurs masses brunes dans une vaste épaisseur de noir. Du plafond au plancher, les ténèbres tapissaient le mur de leurs immenses , de leurs tremblants rideaux. Le miroir était pâle comme l'entrée d'une caverne ombragée de plantes grimpantes.
Les fermes collines semblaient avoir subi une déperdition de substance... D'errantes lumières trainaient leurs panaches sur des routes invisibles et comme englouties, mais nulle lueur ne s'épanouissait au creux de l'aile repliée des collines , et l'on n'entendait aucun bruit, sauf le cri d'un oiseau en quête du plus solitaire des arbres. Au bord de la falaise , le murmure du vent qui avait passé sur l'étendue des forêts se rencontrait avec celui de l'eau refroidie dans les innombrables et vitreuses profondeurs de l'océan.
Les ténèbres roulaient leurs vagues dans l'espace recouvrant les maisons , les collines, les arbres comme les vagues de la mer lavent les flancs d'un navire naufragé . Les ténèbres noyaient les rues , tournoyant autour des passants solitaires, et les submergeaient tout entiers ; elles engloutissaient les couples d'amants enlacés sous les sombres arbres tout ruisselants de leur feuillage d'été . Les ténèbres déroulaient leurs vagues le long des pistes perdues dans l'herbe, sur l'épiderme craquelé du sol , enveloppant le buisson d'épines solitaire et la coque vide du colimaçon gisant à ses pieds. Les ténèbres montaient plus haut, s'essoufflaient sur les flancs nus des collines, atteignaient enfin les sommets érodés , les sommets à vif des montagnes où la neige demeure à jamais sur le roc dur, même lorsque les vallées sont pleines d'eaux vives, de vignes jaunissantes, et de jeunes filles assises sur des balcons qui regardent la neige, en s'ombrageant le visage avec un éventail . Les ténèbres couvraient aussi les jeunes filles .

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