mercredi, 27 janvier 2021 19:32

Michel-Ange poète

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Poèmes  présentés et  traduits  par   Pierre  Leyris

  Gallimard Editions Mazarine  1983

 

Poèmes écrits entre  1507 et 1530

 

       Quatrain                                                                                                                                               

    Je reste seul à me consumer dans le  noir
Quand  le soleil  dérobe au  monde  sa  lumière.
D’autres c’est par  plaisir qu’ils s’étendent  à terre
Moi, c’est dans  mon  malheur pour  gémir et pleurer.

 

Sonnet  caudé sur  le  plafond  de la  Sixtine

   A travailler  tordu j’ai  attrapé  un  goitre
comme  l’eau  en  procure aux chats de  Lombardie
(à moins que  ce ne soit de quelque autre  pays)
et  j’ai  le ventre, à force, collé  au  menton.

 

   Ma  barbe  pointe  vers  le ciel, je  sens  ma  nuque
sur  mon dos, j’ai  une  poitrine de  harpie,
et la  peinture qui  dégouline  sans  cesse
sur  mon visage en fait  un riche pavement.

 

   Mes  lombes sont allées  se  fourrer  dans  ma  panse,
faisant  par contrepoids de  mon cul  une  croupe
chevaline et je déambule  à  l’aveuglette.

 

   J’ai  par-devant  l’écorce qui  va s’allongeant
alors que  par  derrière elle se ratatine
et  je suis  recourbé  comme  un arc de  Syrie.

 

   Enfin  les jugements que  porte  mon esprit
me viennent  fallacieux et  gauchis :quand on  use
 d’une sarbacane  tordue, on tire mal .

 

   Cette charogne de peinture,
Défends-la  Giovanni1, et défends  mon  honneur :
Suis-je en bonne  posture  ici  et  suis-je  peintre2

 

1. adressé à  giovanni da  pistoïa.

2. autrement  dit : sculpteur, je ne peins ici  que  malgré  moi.

(notes  du tadructeur)

 

 

Sonnet  à  Jules  II

   Seigneur, s’il est  un  vieux  proverbe  véridique,
c’est : « Qui  peut  le  plus  peut  le  moins » comme  il  appert.
tu as cru  à  des fables,  à  des  fariboles
et donné  ta faveur à l’ennemi du  vrai.

 

   De longue date ton  fidèle serviteur,
je t’appartiens  comme  au soleil  ses rayons  mêmes ;
malgré  tout, mon temps ne t’es rien, tu n’en  as  cure
et, plus je m’évertue, moins  j’ai  l’heur de te  plaire.

 

   Je me flattais  de croître grâce  à ta grandeur
et qu’une  équitable balance, un  puissant  glaive
répondraient, non de  vains  échos, à mon  labeur.

 

   Mais le Ciel  doit  avoir  dédain  d’acclimater
la vertu  en ce monde s’il prétend  qu’elle aille
chercher  provende sur  un  rouvre 1 desséché.

 

1. Jules II était un Rovere (rouvre)
(ndt) 

 

Canzone

   Tout ce qui  nait vient  à  mourir
avec  le temps ; sous  le soleil
nulle chose ne reste vive.
S’évanouissent  douleurs et  peines,
les esprits des  hommes,  leur  verbe.
Quant à nos  anciennes  lignées,
autant dire  ombres au  soleil, au vent fumé.
Comme vous  nous fûmes des  hommes,
tristes et  joyeux,  comme vous ;
et maintenant,  vous  le  voyez, nous sommes
de la terre au  soleil,  sans  vie.

 

   Toute chose   vient  à mourir.
Jadis  nos  yeux  étaient  intacts,
chaque  orbite   avait sa  lumière ;
ils sont affreux, vides,  éteints :
voilà ce que  le temps apporte.

 

Fragment

   Je vis  pour  le  péché, je vis  en  me  mourant,
Ma vie  n’est  plus  à  moi, c’est celle  du  péché :
Mon bien  me  vient  du  Ciel et mon  mal  de   moi-même
Par ce  vouloir  infirme qui  m’a  déserté.

 

Ma  liberté  s’est asservie, ma  part  mortelle
Est devenue  mon  dieu. O  misérable  état !
Pour  quel  malheur, quelle existence   suis-je  né ?

 

Sonnet (XV)

 

   Raison  se  plaint  de  moi, se  fâche à  mon encontre
Quand  j’espère trouver le bonheur  dans  l’amour ;
Par des  arguments sûrs, des exemples probants,
Elle  me fait  honte  à  moi-même  en me disant :

 

   « Que retireras-tu de ce vivant  soleil1 ? 
La mort, et non  pas celle où renaît le  phénix. »
Mais cela  ne  m’aide  guère : à qui veut la chute,
Même  une  main  preste et forte ne sert  à rien.

 

    Je sais  ce qu’il  en  est, je  connais  ma blessure
Et  d’autre part j’abrite en moi un autre coeur2
Qui, plus  j’écoute la Raison,  mieux  m’assassine.

 

Je vois  mon  maître3 entre  deux  morts ; je  n’ai  qu’horreur
Pour  l’une, l’autre passe  mon  entendement
Et  le  cœur se  meurt comme   l’âme  en  ce  suspens.

 

1 .l’objet aimé 
2. une autre façon de sentir
3.l’amour
4.la mort physique et  la  perdition de l’âme.
(Ndt) 

 

Deux quatrains écrits sur  le  même  feuillet

XXI

   Je vis  de   me  mourir, et,  à  vrai dire,
Je vis  heureux  de   mon  malheureux sort.
Quiconque ne sait  vivre  d’angoisse et de   mort,
Qu’il entre  dans ce feu qui  me  brûle et  dévore.

XXII

Si je vis avant  tout  de  ce qui  me  consume,
Plus fait rage  le  feu grâce au bois  et  au  vent,
Plus celui  qui  me  tue vient  à mon assistance,
Plus il me fait de  mal et  plus  je suis content.

 

Sonnet  spirituel

XXXV

   Je voudrais bien  vouloir  ce que  je ne veux  pas,
Seigneur,  mais  entre feu  et  coeur, comme une glace
se glisse,  qui  éteint  le feu ; dès  lors  ma  plume
s'éloigne de mes actes et  ma feuille  ment.

Je T'aime de la  langue, mais  je me  désole
Qu'Amour  n'atteigne pas  mon coeur et ne sais comme
ouvrir la  porte à la  Grâce pour qu'elle  inprègne
ce coeur  et qu'elle en  chasse tout  cruel  orgueil.

Ah Seigneur, perce cet écran ! Abats ce  mur,
que sa  massivité ne  fasse plus  obstacle
au soleil  de ta  lumière, éteinte  en ce  monde !

Ce flambeau  qui  nous fut  annoncé, envoie-le
à ta belle  épousée1 afin que  mon coeur  brûle
et n'éprouve aucun  trouble et  ne sente  que Toi !

 

1. l'âme
(ndt)

 

Un  des  nombreux sonnets  à  Tommaso  Cavalieri

 

   Tu sais bien  que je sais, mon  seigneur, que tu sais
Que je m’en  suis  venu  jouir de toi  de  plus  près ;
Et tu sais que je sais que tu sais  qui  je suis :
A nous fêter  alors  pourquoi  tarder  ainsi ?

 

   Si l’espoir dont  tu  m’a bercé  n’est pas trompeur,
S’il est vrai que tu   vas combler  mon grand  désir,
Que s’abatte le mur qui les sépare encore,
Car le tourment  qu’on cèle  est  un double  martyre.

 

Je  n’aime en toi  mon  cher seigneur que cela  même
Que  tu  prises  le  plus : en vas-tu prendre ombrage ?
Mais c’est un esprit qui  s’éprend d’un autre esprit !

 

Ce dont je suis en  quête dans ton  beau visage,
Ce qu’il  m’enseigne,  autrui  ne  peut  pas  le saisir,
Et qui  le veut apprendre  doit  d’abord  mourir.

 

Autre sonnet  à   Tommaso Cavalieri

XXXVII

 

   Je me suis  bien plus cher que je n’en  ai  coutume :
Avec toi  dans  mon cœur   je vaux  plus que moi-même,
Comme  une  pierre, qui  dès  lors qu’elle est taillée,
Passe  en valeur, par-là, sa roche  originelle.

 

   De même  qu’une  page,  manuscrite  ou  peinte,
Retient  mieux  l’attention  qu’un  quelconque   chiffon,
Ainsi fais-je depuis  que je suis  une  cible
Où tes traits sont  emprunts __non que j’en aie  regret !

 

   Nanti de  pareil  sceau, il n’est lieu  où  je n’aille,
Sûr  comme  un  homme  armé ou fort  d’un  talisman
Qui  d’un  coup réduirait  tout  péril  à néant.

 

   J’ai  barre sur  le feu  et j’ai  barre sur  l’onde.
Grâce  à ton  effigie, je fais voir  les aveugles
Et j’assainis de ma  salive  tout  poison.

 

Sonnet  à la  nuit

   Lorsque Phébus  cesse  d’étendre et d’enrouler
Autour de notre globe  humide et froid  ses  membres
De  lumière, la foule  tient  à nommer  nuit
Ce soleil  qui  résiste  à son  entendement.

 

   Débile , elle  l’est tant que, pour  peu   qu’on  allume 
La  moindre torche, celle-ci lui  prend  la vie
Alentour ; et de même ,  elle est si  délicate
Qu’une amorce aisément  la déchire et  la fend.

 

   Si  l’on  veut qu’elle soit quelque chose, pour  sûr
Elle est la fille  du soleil  et  de  la terre,
Car  l’une  porte  l’ombre  mais l’autre  la  crée.

 

   Quoi  qu’elle  soit, il erre  celui  qui la  loue :
C’est une veuve  ténébreuse et si  jalouse
Qu’une  luciole  suffit  à l’altérer.

 

Autre sonnet  à la  nuit 

XLV

 

Ô nuit,  ô temps suave bien  qu’obscur, ta  paix,
Pour finir  a toujours  raison de tout labeur ;
Qui  t’exalte  a  l’œil bon et l’entendement  sain,
C’est un esprit sans  faille qui  te rend  honneur.

 

A toute  pensée  chagrine tu  coupes court :
L’ombre rafraîchissante et  paisible  l’assume ;
Et souvent  d’ici-bas jusqu’aux  nues tu  m’emportes
En songe où  j’ai  l’espoir de  parvenir  un  jour.

 

Ô ombre de la  mort dans laquelle  s’apaise
Toute détresse d’âme dont  pâtit  le cœur,
Pour  l’affligé, suprême  et  bienfaisant  remède ;

 

Tu guéris  notre chair infirme, essuies  nos  pleurs,
Nous délasses  de   nos fatigues et soulages
Les  justes  de  toute colère  et tout ennui .

 

Sonnet XLVII

   Celui qui partant de rien, a fait le Temps--
qui n'était point  avant que ne  fussent  les choses--
en fit deux  parts, dont l'une eut, là-haut, le  soleil
et dont  l'autre reçut la lune, plus prochaine,

     Alors, en un  moment  et  pour tout un chacun,
naquirent  le hasard, le sort  et la fortune :
j'eus  en  partage,  quant  à  moi  la  portion brune
qui  régit  ma  naissance et  m'échut  au  berceau.

   Or en  homme qui va s'imitant, tout de  même
qu'en  progressant  la nuit  s'enténèbre, j'enfonce
plus avant dans  le mal  et  m'en désole et  pleure.

   Mais  pour  mon réconfort, ma ténébreuse  nuit
est muée en  jour radieux par le soleil
que vous1 reçûtes en  naissant pour compagnon

 

1. Sans doute  tommaso  cavaliéri
(Ndt)

 

LVII

Madrigal pour Vittoria  Colonna

   Un  homme  en  une femme,  ou bien plutôt  un dieu
va  parlant  par sa  bouche,
et  moi,  pour l'avoir  ouïe
jamais  plus désormais, je ne serai  mon  maître.
Puisqu'elle  m'a  ainsi  enlevé  à  moi-même,
je devrais,  du  dehors, avoir  pitié  de  moi.
Tant au-dessus du  vain  désir,
me  transporte son beau  visage
qu'en  toute autre  beauté  je ne vois  que  la  mort.
Ô Dame  qui mène  les  âmes
au bienheureux séjour à travers eau et  flammes,
de grâce, que  jamais  je ne revienne à  moi.

 

Sonnet sur  Dante

LXII

   Quand,  du  Ciel descendant,  il  eut  vu dans son corps
mortel, les enfers de justice et de   pitié1,
il retourna toujours vivant,  contempler   Dieu
pour nous faire connaître en tout  la vraie  lumière,

   Astre  resplendissant qui  de  par ses rayons,
fit  glorieux,  à  tort  le  nid  où  je naquis2,
ce vil  monde  n'est  pas  un prix digne de  lui :
Toi seul  qui l'a créé peut  l'être  par  Toi-même.

   c'est de  Dante qu'ici  je  parle, de qui l'oeuvre
fut si  mal  reconnue par cette foule  ingrate
qui  refuse aux seuls  justes la tranquillité.

   Ah que ne suis-je  lui !  Fussé-je  né  comblé,
pour  avoir et son  âpre exil et  sa  vertu,
je  donnerais l'état  le  plus  heureux qui  fut.

 

1. l'enfer  et  le purgatoire
2. florence  où  michel-ange, sans  y être vraiment   né,  à  grandi.
(ndt)

Lu 3135 fois Dernière modification le jeudi, 28 janvier 2021 01:45
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