vendredi, 07 juin 2013 00:00

La forêt chilienne

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(Extrait de "J'avoue que j'ai vécu" de Pablo Neruda

... Sous les volcans, auprès des glaciers, entre les grands lacs, le parfum, le silence, l'enchevêtrement de la forêt chilienne... Les pieds s'enfoncent dans le feuillage mort, une branche fragile a crépité, les raulis 1 géants dressent leur stature hérissée, un oiseau de la sylve froide passe, bat des ailes, s'arrête dans les branchages noirs. Et puis, de sa cachette, sa voix s'élève comme un hautbois... Mon nez reçoit et transmet à mon âme l'odeur sauvage du laurier, l'essence indéfinis­sable du boldo 2... Le cyprès des Guaïtecas me barre le chemin... C'est un monde vertical : une nation d'oiseaux, une foule de feuilles... Je trébuche sur une pierre, je gratte la cavité découverte, une énorme araignée aux cheveux rouges me regarde de ses yeux fixes, immobile, grosse comme une écrevisse... Un carabe doré me crache son effluve méphitique tandis que disparaît comme un éclair son radieux arc-en-ciel... Poursuivant, je traverse un bois de fougères beaucoup plus grand que moi : celles-ci laissent choir de leurs yeux verts et froids soixante larmes sur mon visage et font frémir longtemps encore der­rière moi leurs éventails... Un tronc pourri : ô quel trésor!... Des cham­pignons noirs et bleus lui ont donné des oreilles, de rouges plantes parasites l'ont couvert de rubis, d'autres plantes paresseuses lui ont prêté leurs barbes et, rapide, un serpent jaillit de ses entrailles putréfiées, telle une émanation, comme si s'échappait l'âme de ce tronc mort..... Plus loin, chaque arbre s'est séparé de ses semblables... Il se dressent sur le tapis de la forêt secrète, et chaque feuillage, linéaire, frisé, branchu, lancéolé, a un style différent, comme coupé par des ciseaux aux mouvements infinis... Une ravine ; sous l'eau transparente, elle glisse sur le jaspe et le granite... Un papillon pur comme un citron vole en dansant entre l'eau et la lumière... A mon côté, des myriades de calcéolaires me saluent de leurs petites têtes jaunes. ...La-haut, gouttes artérielles de la forêt magique, ondulent les copihues rouges (la pageria rosea) ... Le copihue rouge est la fleur du sang, le copihue blanc est la fleur de la neige. Dans un frisson de feuilles la vélocité d'un renard a traversé le silence, mais le silence est la loi de ces feuillages...A peine le cri lointain d'un vague animal .L'intersection pénétrante d'un oiseau caché.. L'univers végétal susurre à peine jusqu'au moment où une tempête déclenche toute la musique terrestre.

Qui ne connaît pas la forêt chilienne ne connaît pas cette planète.

C'est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde.

Pablo Neruda.

1. Sorte de chênes du Chili. (N. du T.)

2. Arbre chilien, de la famille des lauracées. (N. du T.)

Lu 4144 fois Dernière modification le dimanche, 17 août 2014 21:32

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